Arrêt nº 4P.278/2005 de Ire Cour de Droit Civil, 8 mars 2006

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Date de Résolution 8 mars 2006
SourceIre Cour de Droit Civil

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132 III 389

44. Extrait de l'arrêt de la Ire Cour civile dans la cause X. S.p.A. contre Y. S.r.l. ainsi que Tribunal arbitral CCI, Lausanne (recours de droit public)

4P.278/2005 du 8 mars 2006

Faits à partir de page 389

BGE 132 III 389 S. 389

  1. X. S.p.A. (ci-après: X. ou la recourante) et Y. S.r.l. (anc. Z. S.r.l.; ci-après: Z. ou l'intimée), deux sociétés de droit italien, sont des acteurs majeurs, au niveau mondial, dans le domaine des haubans et des câbles de précontrainte.

    BGE 132 III 389 S. 390

    Par contrat du 26 mai 1998, les deux sociétés se sont engagées à présenter conjointement leurs offres pour la mise en oeuvre de ces technologies dans le cadre de la réalisation de deux ponts sur un tronçon de la ligne ferroviaire à grande vitesse à construire entre Milan et Naples. Leur coopération revêtait un caractère exclusif en ce sens que chacune d'elles s'interdisait aussi bien de passer des accords séparés avec d'autres entreprises que de soumissionner individuellement aux appels d'offre. Régi par le droit italien, ledit contrat contenait une clause compromissoire qui fixait le siège de l'arbitrage à Lausanne et prévoyait l'application du Règlement d'arbitrage de la Chambre de Commerce Internationale (CCI). En exécution du contrat précité, les parties ont présenté des offres communes pour la réalisation des travaux mis en soumission. Elles s'étaient concertées, au préalable, pour fixer le montant de leurs offres.

    Les travaux de construction ont été adjugés à X., resp. à des consortiums constitués par cette société et des entreprises tierces.

  2. S'estimant lésée par les agissements de sa cocontractante, Z. a adressé une requête d'arbitrage à la CCI, en date du 13 septembre 2002, en vue d'obtenir des dommages-intérêts dont elle a arrêté ultérieurement le montant total à quelque 4'250'000 EUR.

    X. a conclu au rejet de la demande, motif pris de la nullité du contrat litigieux au regard des droits italien et européen de la concurrence.

    Par sentence finale du 12 septembre 2005, le Tribunal arbitral CCI, composé de trois membres, a condamné X. à payer à Z. la somme de 488'258 EUR, plus intérêts. Il a considéré, en bref, que le contrat liant les parties était valable au regard des droits italien et européen de la concurrence, si bien que X., qui avait violé gravement et volontairement les obligations en découlant, devait indemniser Z. de tout le dommage subi de ce chef.

  3. X. a formé un recours de droit public, au sens de l'art. 85 let. c OJ. Invoquant le motif de recours prévu à l'art. 190 al. 2 let. e LDIP, elle demande au Tribunal fédéral d'annuler la sentence du 12 septembre 2005. Selon la recourante, le Tribunal arbitral, pour avoir méconnu des dispositions fondamentales des droits européen et italien de la concurrence, aurait rendu une sentence incompatible avec l'ordre public.

    Le Tribunal fédéral a rejeté le recours au motif que le droit - européen ou italien - de la concurrence ne fait pas partie de l'ordre public visé à l'art. 190 al. 2 let. e LDIP.

    Extrait des considérants:

    BGE 132 III 389 S. 391

    Extrait des considérants:

    2.

    2.1 L'art. 190 al. 2 LDIP prévoit qu'une sentence peut être attaquée lorsqu'elle est incompatible avec l'ordre public. Notion juridique indéterminée, l'ordre public est difficile à cerner et ne se prête guère à une définition passe-partout. Ce constat, fait il y a plus de dix ans par le Tribunal fédéral dans son arrêt de principe Emirats Arabes Unis et consorts contre Westland Helicopters Limited (ATF 120 II 155 consid. 6a p. 168), est toujours d'actualité. L'essence, la nature et les contours de l'ordre public restent encore fuyants (FRANÇOIS Knoepfler/Philippe Schweizer/Simon Othenin-Girard, Droit international privé suisse, 3e éd., n. 776f, p. 457). D'aucuns ont comparé cette notion à un caméléon en raison de son aspect changeant (PHILIPPE SCHWEIZER, L'ordre public de l'article 190 al. 2 lit. e LDIP: le caméléon court toujours, in Mélanges en l'honneur de Bernard Dutoit, Genève 2002, p. 271 ss, par référence à l'article de ce dernier auteur intitulé: "L'ordre public: caméléon du droit international privé-" et publié in Mélanges Guy Flattet, Lausanne 1985, p. 455 ss). Le caractère insaisissable de l'ordre public est peut-être inhérent à cette notion même, étant donné sa trop grande généralité; le large éventail des avis presque innombrables émis au sujet de celle-ci tendrait à le prouver (pour un aperçu de ces avis, cf., parmi d'autres: HOMAYOON ARFAZADEH, Ordre public et arbitrage international à l'épreuve de la mondialisation, Genève/Zurich/Bâle 2005, p. 136, note 342 et passim; ANTONIO RIGOZZI, L'arbitrage international en matière de sport [ci-après: Sport], Bâle 2005, n. 1417 à 1430). Et comme le souligne un auteur, toutes les tentatives de réponses aux nombreuses questions récurrentes posées par l'interprétation de ladite notion n'ont fait que soulever d'autres questions épineuses, voire polémiques (ARFAZADEH, op. cit., p. 136). On peut d'ailleurs se demander dans quelle mesure la controverse doctrinale sur la délimitation de l'ordre public visé par l'art. 190 al. 2 let. e LDIP correspond à un véritable enjeu, du moins sur le plan pratique, tant il est vrai que l'annulation d'une sentence arbitrale internationale pour ce motif de recours est chose rarissime (cf. BERNARD CORBOZ, Le recours au Tribunal fédéral en matière d'arbitrage international, in SJ 2002 II p. 1 ss, 25; pour d'autres références, voir: SCHWEIZER, op. cit., p. 279, note 64). Ce constat, assez pessimiste, quant à la possibilité de définir une fois pour toutes la notion d'ordre public tendrait plutôt à conforter le Tribunal fédéral dans son approche BGE 132 III 389 S. 392

    pragmatique de la question controversée, qu'il préconisait déjà dans l'arrêt Westland précité et dont il ne s'est plus départi depuis lors. Peut-être la prévisibilité du droit n'y trouve-t-elle pas son compte. Il ne faut cependant pas exagérer l'importance de cet inconvénient: d'une part, quand bien même elles demeurent relativement floues, les limites de l'ordre public en matière d'arbitrage international n'en ont pas moins été dessinées, fût-ce à grands traits, par une abondante jurisprudence (pour un exposé détaillé de celle-ci, cf. CHRISTOPH MÜLLER, International Arbitration, Zurich/Bâle/Genève 2004, p. 170 ss); d'autre part, il doit désormais être clair, dans l'esprit de quiconque conclut une convention d'arbitrage donnant lieu à l'application des art. 176 ss LDIP, que ses chances de succès seront extrêmement minces le jour où il voudra attaquer une sentence arbitrale en invoquant le motif de recours prévu à l'art. 190 al. 2 let. e LDIP (CORBOZ, op. cit., p. 30 in fine).

    Cela étant, le rappel de la notion jurisprudentielle d'ordre public, au sens de cette disposition, accompagné de quelques remarques, s'avère nécessaire pour trancher la question soumise au Tribunal fédéral.

    2.2

    2.2.1 On distingue un ordre public matériel et un ordre public procédural. Dans sa jurisprudence la plus récente, le Tribunal fédéral a donné de cette double notion la définition rappelée ci-après (arrêt 4P.280/2005 du 9 janvier 2006, consid. 2.1 et les références).

    L'ordre public procédural garantit aux parties le droit à un jugement indépendant sur les conclusions et l'état de fait soumis au Tribunal arbitral d'une manière conforme au droit de procédure applicable; il y a violation de l'ordre public procédural lorsque des principes fondamentaux et généralement reconnus ont été violés, ce qui conduit à une contradiction insupportable avec le sentiment de la justice, de telle sorte que la décision apparaît incompatible avec les valeurs reconnues dans un Etat de droit.

    Une sentence est contraire à l'ordre public matériel lorsqu'elle viole des principes fondamentaux du droit de fond au point de ne plus être conciliable avec l'ordre juridique et le système de valeurs déterminants; au nombre de ces principes figurent, notamment, la fidélité contractuelle, le respect des règles de la bonne foi, l'interdiction de l'abus de droit, la prohibition des mesures discriminatoires ou spoliatrices, ainsi que la protection des personnes civilement incapables.

    2.2.2 BGE 132 III 389 S. 393

    Il est acquis de longue date que l'ordre public visé par l'art. 190 al. 2 let. e LDIP ne constitue qu'une simple clause de réserve, destinée à protéger des valeurs fondamentales largement reconnues, et que c'est une notion plus restreinte que celle d'arbitraire (ATF 120 II 155 consid. 6a; RIGOZZI, Sport, n. 1403 ss; HANS PETER WALTER, Willkür und Ordre public-Widrigkeit: Ein ungleiches Geschwisterpaar im schiedsgerichtlichen Anfechtungsverfahren, in Festschrift für Franz Kellerhals, Berne 2005, p. 109 ss).

    Quant à trouver un point d'ancrage pour cet ordre public, singulièrement pour sa composante matérielle, et à savoir s'il s'agit de l'ordre public international suisse ou d'un ordre public transnational de portée universelle, la doctrine constate, sinon déplore, "la valse des définitions du Tribunal fédéral" (RIGOZZI, Sport, n. 1418 ss) et, partant, le caractère fluctuant de la jurisprudence relative à cette question (KNOEPFLER/SCHWEIZER/OTHENIN-GIRARD, ibid.). Il est indéniable que, dans sa formulation, cette jurisprudence est assez bigarrée: pour l'essentiel, elle se réfère tantôt à un ordre public transnational ou universel, visant à sanctionner l'incompatibilité de la sentence avec les "principes juridiques ou moraux fondamentaux reconnus dans tous les Etats civilisés" (ATF 128 III 234 consid. 4c p. 243) ou ceux qui prédominent dans un "Etat de droit" (ATF 128 III 191 consid. 4a p. 194), tantôt à "l'ordre juridique et [au] système de valeurs déterminants" (arrêt 4P.98/2005 du 10 novembre 2005, consid. 5.2.1) ou encore à "l'ordre juridique pris en considération, soit les valeurs essentielles du droit que toute décision doit respecter" (arrêt 4P.221/ 1991 du 13 mars 1992, consid. 2a); d'autres fois, cette jurisprudence se veut la gardienne des "principes les...

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